Le jour où j’ai découvert que Jane Fonda était brune


de l’individuel au collectif, de l’intime au politique


Anna Salzberg, née en 1980, étudie les sciences sociales et politiques. Entre 2007 et 2008, elle réalise Malaises avec Eléonore Merlin et réalisera par la suite des films documentaires expérimentaux.


Elle rejoint notamment le collectif féministe de la Poudrière crée en 2016 au sein du laboratoire indépendant du cinéma argentique et expérimental basé à Montreuil, l’Etna. Le collectif réalise des films documentaires en 8 mm et 16 mm, dans un espace de création et de partage de connaissances dans les processus de création de la pré-production à la post-production.






Le MLAC, Mouvement pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception, naît en 1973 et compte 15 000 membres à son apogée. Liliane Salzberg en fut membre.


Le MLAC procède alors à de nombreux avortements illégaux avant la loi Veil, encadrant une dépénalisation de l'avortement en France.


Les femmes de l’association pratiquaient l’IVG grâce à la méthode « Karman » du nom d’un psychologue américain militant en Californie pour l’IVG, Harvey Karman. La méthode consiste à aspirer le contenu utérin sans anesthésie. Même après la loi Veil l’association continue de les pratiquer, car de nombreux médecins en refusent la pratique en raison du système de santé alors encore inadapté.


L’oeuvre peut être lue en deux parties qui ont forgé la lecture que nous allons en faire : il s’agit au départ de la mère de la cinéaste et plus particulièrement de cette dernière qui tente de comprendre comment sa mère a milité et son vécu singulier de femme. Ensuite nous sont présentées plus précisément des militantes du MLAC et leurs luttes, ainsi que leurs ressentis individuels et leur mémoire de ces années, dans des moments intimes de témoignages ou de chants en chorale.


Le film peut être lu selon une logique qui traverse tous ces aspects : il s’agit essentiellement d’aller de l’individuel au collectif, ainsi de l’intime au politique, de son lien à sa mère à l’expérience de générations de femmes militantes et engagées. Nous proposerons ainsi une lecture entre autres selon un rapport au corps et notamment via l’oeuvre de Camille Froidevaux-Metterie dans Un corps à soi.


La parole et la transmission brisées

la cinéaste face au mutisme de sa mère

Nous entrons dans le film par le biais de sa mère, la première personne à l’écran. Nous passons ainsi d’une séquence dans un cimetière à l’appartement de sa mère.


La réalisatrice est d’emblée dans une recherche insistante de parole, d’un échange avec sa mère, échange qui n’en est pas moins orienté par ses propres questions (sur son rapport à son père et à toutes les tensions de son vécu singulier de femme et de mère). Pourquoi avoir fait un enfant avec un inconnu et pourquoi vouloir l’éduquer seule ? La cinéaste se pose des questions au sujet de cet acte comme démarche. Si l’apparente insistance frappe, le mutisme de la mère semble déjà construire un dialogue sous-jacent vers lequel le film tend.
















Au-delà de ces questions intimes, la cinéaste cherche à échanger sur l’engagement de sa mère au sein du MLAC durant les années 1970. Toutes ses questions mettent sa mère au coeur de l’attention là où elle ne semble pas vouloir être cadrée. Liliane reste en retrait, semble refouler cette période de sa vie, devenant au sein du film une figure énigmatique dont la cinéaste puis le spectateur cherchent, à raison ou non, à percer en partie le mystère : il est intéressant de relever les réactions au film qui, en en discutant, font souvent naître ces questionnements autour de la “vérité” de sa mère.






Face à ce mutisme la cinéaste semble chercher une réponse ailleurs : chez les militantes du MLAC qu’elle rencontre. Elle évoque dans le livre joint au DVD le contexte, important dans la compréhension du film, du refus de sa mère de continuer à être filmée, qui l’a amenée à filmer les rencontres entre les militantes du MLAC.

Elles sont notamment la figure d’une autre génération qu’est celle de sa mère, une première porte d’entrée vers cette vérité qu’elle semble chercher, qui peut se traduire en un paradoxe, comme l’insulte portée à sa fille après avoir appris son premier rapport sexuel.

vers une parole collective

De cette discussion qui semble impossible ou du moins difficile naît une discussion plus collective et qui se réfère à des discours militants passés.

Elle semble aller vers le groupe de militantes du MLAC pour essayer d’avoir les réponses qu’elle n’a pas auprès de sa mère, dans des séquences de chant en chorale ou de mises en scène théâtralisées.




Dans la seconde partie du film, il est question d’une transmission brisée dans l’aspect plus global des générations : les militantes s’interrogent sur cette fracture.

Dans son ouvrage, Un corps à soi, la philosophe féministe Camille Froidevaux-Metterie s’interroge sur cette fracture en plus de proposer une réflexion sur l’approche de l’intime et la corporéité chez les femmes, réflexion qui se rapproche de divers enjeux du documentaire de Salzberg. Les fractions ou connexions entre des “vagues” de féminismes (qu’explique l’historienne Bibia Pavard) sont au cœur de nombreuses réflexions féministes et ont un lien profond avec des questionnements cinématographiques où il est souvent question de revoir les notions de mise en scène et de regard.






Les séquences centrées sur les actes chirurgicaux opérés par les militantes rappellent ce terme de corporéité sur lequel s’appuie Camille Froidevaux-Metterie, qui évoque le rapport au militantisme des années 1970, axé sur le rapport au corps sexué.

























La présence des outils réveille des souvenirs de ce qui semblait être de leur quotidien, elles en parlent avec une certaine aisance voire un amusement, dans une approche artisanale du processus là où elles se questionnent sur la réaction que pourraient avoir des jeunes femmes aujourd’hui sur ce rapport au corps “cru”. L’une d’elles raconte :









Il y a aussi une évolution quant à leur propre vécu de femme et leur rapport au militantisme, notamment après l’expérience de la maternité, qui interroge sur les limites du féminisme à une époque donnée, être féministe au sein de la société comme être marginale, des questions qui résonnent quant aux incompréhensions que l’on peut avoir au départ face aux réactions de Liliane Salzberg.


Quand elle cherche les archives, une femme lui répond Pourquoi conserver des choses auxquelles je ne croyais plus ?” : il s’agit là précisément des limites exprimées dans le discours des militantes autant que dans la tension qui se développe entre une fille et une mère, qui elle-même exprime le fait de ne plus se retrouver dans le mouvement pour lequel elle militait. On ressent la fracture générationnelle dans le rapport au passé de la cinéaste vu par sa mère et d’autres : on lui dit qu’elle reste cachée derrière le collectif, sa mère lui dit une phrase aussi évocatrice qu’énigmatique :







Elle lui dit qu’elle s’est racontée “une autre histoire” : il semble y avoir une fracture entre ce qu’elle attend de sa mère et ce qu’elle ressent. Les militantes insistent aussi, paradoxalement quant à la construction du film, sur le fait de ne pas vouloir être des modèles et sur l’importance de ne pas s’accrocher aux générations féministes du passé : on peut entendre ici l’idée de s’intéresser au mouvement militant dans son contexte, pris dans des idées et des revendications spécifiques qui selon ses membres n’aurait pour autant pas valeur de modèle dans le monde présent et les revendications féministes de notre époque, bien que la cinéaste crée des liens évidents entre ces générations.

“Moi, je me demande si ces images peuvent intéresser la jeunesse d’aujourd’hui, si les images ne vont pas les heurter”

Tout au long de l’histoire, c’est au nom de la dimension irréductiblement incarnée de leur existence qu’elles ont été considérées comme des êtres mineurs et dépendants.


Au début des années 2010, d’une dynamique de réappropriation par les femmes des dimensions incarnées de leur existence, les combats vont se diversifier et les théories se multiplier, toutes produisant une délégitimation paradoxale de la corporéité féminine […] la dénonciation des modalités incarnées de la soumission des femmes aux hommes produit une déconsidération de leur corps tout entier



Froidevaux-Metterie, Camille. Un Corps à Soi. Éditions Du Seuil, 2021.

La cinéaste pointe du doigt la crudité des images qu’observent les femmes autour d’une table, qui lui répondent que “C’est la nature, c’est démonstratif”, des paroles qui témoignent dans un sens de cette perte de lien avec la corporéité de vagues féministes plus récente dont Froidevaux-Metterie parle dans son ouvrage. L’idée de l’expérience du réel par le corps sexué en passe dans le film par l’importance du sujet de l’avortement, particulièrement clandestin, au sein de la société, mais surtout dans l’expérience des militantes du MLAC qui ont dû faire avorter des femmes.

“Au MLAC on faisait des avortements dans le quartier, dans les appartements, chez les femmes ou chez nous, on prenait le métro [...] c’était l’exercice illégal de la médecine”

“tu mythifies le Groupe Femme”

Le dispositif spéculaire : du miroir au double

le dispositif cinématographique spéculaire

La cinéaste instaure un dispositif spéculaire entre elle et la figure de sa mère dès les premiers plans du film, dispositif qui symbolise aussi l’évolution de leur relation au sein de la séquence et au coeur du film dans son entier. Anna commence par filmer son reflet, puis sa mère, puis elles deux, ensemble ou confrontées en champ contrechamp. Ce dispositif porte aussi le symbole du rapport de Liliane à la caméra et au fait d’être filmée, cadrée : elle commence par s’amuser de sa présence, ne la comprend pas, la rejette de manière plus aggressive puis demande à filmer son Autre, sa fille, et à prendre en main la caméra pour la cadrer elle, inversant le dispositif.

Fort de diverses significations et portées anaytiques, le dispositif spéculaire est utilisé dans la mise en scène de nombreux films visant, entre autres enjeux, à repenser un regard féminin ou sur les femmes (c’est notamment le cas dans le Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma).


Les deux visages ne sont dans cette séquence jamais rassemblés en un plan mais se font face, insistant encore une fois sur l’incompréhension qui règne entre elles.



de l’importance de se connaître (et de se reconnaître)

La question du miroir revient quant aux militantes féministes et notamment celles du MLAC : il s’agit aussi de montrer aux femmes ce qu’elles sont (ce sont les propos de Brigitte inscrits dans le livre) notamment au niveau de l’intime et du génital.


En revoyant les archives du MLAC, les militantes se rappellent avoir essayé elles-mêmes en se regardant dans un miroir de s’ausculter et de se mettre le spéculum “pour ne pas être enceinte”.


Cette image du miroir que l’on peut retrouver dans les archives des films du MLAC que la cinéaste utilise, va au-delà de considérations que l’on peut qualifier de médicales. Ce sont des femmes, souvent non-qualifiées, qui procèdent à des avortements, sur elles-mêmes ou d’autres. Elles doivent apprendre à se connaître, par leur corps, à défaut que le système en place les protège et leur permette une prise en charge sécurisée :





































“il a fallu apprendre, il fallait regarder

C’est à travers ce miroir, symbole de reconnaissance de soi ici, qu’elles peuvent voir ce à quoi on ne prête que peu attention (le sexe féminin, comme les militantes le disent, ce qu’elles doivent prendre en charge elles-mêmes).


Une des femmes à la fin du film dit qu’il a fallu qu’elle attende sa grossesse pour qu’elle prenne conscience qu’elle avait un utérus, un périnée.


Il est important pour la cinéaste comme pour les militantes de se reconnaître chez les autres femmes, par le dialogue notamment. Anna Salzberg est allée vers ce groupe pour construire son propre discours et exprimer son propre vécu : elle écrit, dans le livre : “j’ai eu besoin des mots des autres, celles qui ont trouvé leur langue, j’ai eu besoin de toutes ces femmes que j’ai rencontrées et que vous allez aussi rencontrer, pour balbutier ma langue, faut parler beaucoup avant de pouvoir faire une phrase”.

C’est en reprenant des codes de mise en scène de films engagés que le discours de la cinéaste se crée : en formant un discours-chorale, un discours collectif, avec des chants, des voix et leur écho, dans une disposition à l’image d’un groupe composé comme un tableau. C’est en se reconnaissant dans un groupe qu’Anna Salzberg a pu former sa propre pensée, puis comprendre sa mère en partie comme le spectateur face au film.


On peut cependant penser voir une forme de réconciliation se créer chez la mère et la fille qui finissent par se reconnaître entre elles dans des séquences comme celle où elles lisent de vieilles lettres et de vieux documents d’un carton que Liliane est allée chercher, séquence où elles ne sont plus uniquement dans une sorte de confrontation, comme dans la séquence où elles se maquillent ensemble face à un miroir, rare scène où elles n’évoquent pas le passé et le militantisme.


l’importance du dispositif : d’Anna Salzberg aux cinéastes du MLAC

la place du cinéma militant préexistant

Le geste de cinéma d’Anna Salzberg s’inscrit lui-même dans une démarche militante (notamment au sein de La Poudrière) et rend en partie hommage ici à un cinéma préexistant. S’il s’agissait de volontés de transmission, ces images ont ici une grande place tant dans leur contenu que dans leur matière dans le film.


A cette période, des cinéastes militantes féministes telles que les Insoumuses s’emparaient du médium filmique pour dénoncer des médias reconduisant un schéma patriarcal sexiste (notamment, la télévision, dans Maso et Miso vont en bateau).












Ce sont des années où les femmes sont encore privées de certains postes dans le cinéma et réifiées depuis des décennies dans un cinéma classique, dépossédées de l’outil cinématographique tel qu’il est encore conçu. C’est ainsi que le geste de prendre la caméra signe en lui-même un geste émancipateur, celui de marquer une continuité dans le geste militant, mais une séparation avec des regards dominants : ces images ravivent des souvenirs clairs aux militantes, elles représentent la manière dont elles ont vécu l’avortement et ses conditions précaires, sur elles et d’autres femmes.


On peut voir dans la construction du film une forme de passage de flambeau : si les luttes ont évolué, le geste cinématographique militant retient ses origines. Dans le livret, la cinéaste rappelle ce qu’elle doit à ces luttes, aux voix qui lui ont appris à parler : “peut-être d’abord que je dois me libérer [...] et lire et apprendre de celleux qui sont passé.e.s par là et ont trouvé leurs mots à elleux.


L’importance du médium filmique dans les luttes féministes

Le propos en passe aussi par un rapport et un travail sur l’image rendue abstraite dans de nombreux plans. La cinéaste joue sur un travail sur le matériau de l’image et notamment de la pellicule (comme dans son travail dans les laboratoires de l’Etna et de l’Abominable), dans des plans où l’image se trouve déconstruite et où l’on décèle à peine ce qui est représenté (des rushs des films du MLAC notamment) : elle en change la vitesse, l’exposition, des éléments liés à son essence cinématographique.




















L’hybridation des images est aussi au cœur du film et des liens que la cinéaste crée entre passé et présent, intime et politique, individuel et collectif ou argentique et numérique.


Des images de sa mère sont tournées à l’argentique convoquant l’imaginaire des films de famille, d’autres sur lesquelles le film s’ouvre en numérique, ainsi que des images d’archives de manifestations du MLAC ou encore, à la fin, des images des films du groupe. Ce mélange de supports et leur connotation contribuent à créer des liens entre les différentes générations mais aussi à mettre au jour les fractures entre elles, mais par-dessus tout, signale une profonde nécessité de filmer. Elle contacte la femme qui a appris à sa mère à se servir d’une caméra, formation qui témoigne de ce besoin et de celui du collectif et de la transmission : elle les forme “pour qu’elles soient indépendantes avec une caméra”.


Salzberg n’a de cesse de créer des liens, essentiels à son discours qui tend à universaliser son expérience de femme et celle de sa mère.


On peut lire dans cela l’importance de l’image et du médium cinématographique dans les luttes du MLAC, mais aussi le rapport de la cinéaste à l’image hybride et aux archives auxquelles, au début, elle n’avait pas accès : d’une idée abstraite au matériau de la pellicule qu’elle retrouve devant elle, elle et nous devant l’image nous retrouvons confrontés à des images qui ont eu une existence physique donc liée à un contexte, mais dont l’accès n’est plus évident aujourd’hui, des images qui plus est évanescentes et éphémères comme l’évoque la femme que contacte Anna Salzberg, lui disant que les bandes de films s’étaient collées entre elles.

Le geste de filmer était, au sein des luttes, notamment féministes, une arme à part entière, un besoin qui s’est exprimé dans le film par celles qui ont elles-mêmes filmé dans ces années, dans un but informatif et éducatif, chose que l’on entend dans le discours des militantes. Il s’agissait d’un puissant moyen de s’approprier ainsi son corps et la connaissance de son corps par les images et leur transmission, là où une telle connaissance était en partie refusée aux femmes.


Il s’agit pour les militantes du MLAC d’informer les femmes par l’image, de montrer précisément ce qui se passe dans le geste médical, mais aussi à l’intérieur du corps des femmes. Lorsque Froidevaux-Metterie parle d’un nouveau tournant génital, il s’agit d’une vague contemporaine qui repense l’expérience des femmes au réel par leur corps sexué, ce qui en passe aussi par une vague de films qui reprennent cette manière de filmer les corps notamment dans ce geste documentaire (comme le font Claire Simon ou Marie Bottois).

Les femmes, dans le film de Salzberg, disent “nos sexes sont chez le médecin, nos sexes sont dans le plaisir, et nous, on est ou avec nos sexes ? : le geste de réappropriation notamment par le médium filmique est ainsi résumé.



Dans un cinétract réalisé par Agnès Varda en 1975, Réponse de femmes, au milieu de plans rappelant la configuration de chorale du documentaire de Salzberg, une phrase résonne aussi : “Si notre sexe est lieu de plaisir d’amour et d’enfants, comment le vivre ? Comment vivre notre sexe ?

Un film et un dialogue en construction

un film qui se fait sous nos yeux

Si la cinéaste pose des questions précises à sa mère au début du film et si le cheminement de ces questions paraît réfléchi, il nous semble que le film demeure l’œuvre d’un dialogue ouvert et perpétuel en plus d’être en permanence une œuvre en construction.









La séquence d’ouverture dont différents éléments peuvent être analysés montre aussi à quel point la cinéaste laisse advenir le spontané : elle ne peut savoir comment sa mère va réagir, réaction qui semble en partie régir la suite du film, et la dimension spéculaire qu’il prend. Elle ne peut pas prévoir non plus l’accès qui lui sera donné aux archives du groupe de femmes, ni ce que les militantes auront à témoigner, ou non. Il s’agit pour elle, dans une progression logique au sein du film, de créer sa mise en scène autour du réel qui se présente à elle.


Dans le livret, la cinéaste explique que, du fait de la difficulté de sa mère à se livrer et dans une volonté physique de ne pas être réduite au cadre imposé par la caméra, elle a dû lui laisser le loisir de se déplacer, se mouvoir dans l’espace et sortir du champ, voire cesser de la filmer.


De ce fait, la mise en scène et la manière dont Anna filme sa mère évoluent au cours du film quand elle comprend cet aspect. Elle comprend qu’elle doit apprendre à faire avec la manière dont Liliane veut être représentée, non pas enfermée dans un cadre et des conceptions fausses, des mythes, et doit la filmer dans son mouvement, quand elle s’éloigne, dans son mutisme parfois, notamment dans une longue séquence dans le train où elle ne parle presque pas.


Dans son rapport aux archives et à leur accès comme dans l’accès de la cinéaste à la parole des femmes du film, le film met en abîme son processus fastidieux et long.

une porte vers un dialogue perpétuel

Le film est un dialogue en construction avec la mère, la cinéaste, le MLAC et le spectateur : le film, s’il crée un lien et une forme de réconciliation, demeure un dialogue avec des questions ouvertes, qui n’y trouvent pas de réponse fondamentale.


En faisant ce film, je suis devenue féministe sans que ma mère ne m’en dise un mot.

Dans l’approche même de Salzberg, il y a un film en construction comme son identité de femme et de féministe : elle dit devenir féministe en faisant le film, qui est aussi une découverte de sa mère, du vécu de la maternité en général.


Le film s’achève sur une manifestation féministe plus actuelle et des images d’un film expérimental autour de la cinéaste elle-même mise en scène nue, mêlant générations de militantisme et expérience de l’intime : le vécu de femme s’inscrit dans une expérience collective de lutte, mais aussi dans un fort rapport à l’intime.


Là où le film reste un dialogue, c’est aussi par l’ambiguïté de la relation d’Anna à sa mère : s’il semble y avoir une réconciliation possible et si sa mère est une grande partie du film, elle explique par écrit son profond refus de se livrer à l’image et dans le dialogue : peut-être une part de réponse se tient dans cette ambiguïté et dans la difficulté à cadrer tout ce que renferment ces années de militantisme et ce vécu maternel et de femme.


C’est ainsi que la cinéaste invite avant tout à réfléchir sur notre rapport aux images documentaires, au vécu intime de femme et aux relations entre générations de féminisme dans leurs tensions et leurs liens essentiels.